TÉLÉRAMA // Théâtre confiné en réseau : sur le web, les personnages de Tchekhov dialoguent avec ceux de Pirandello

Joëlle Gayot

Publié le 21/02/21

Les salles de théâtre ? Fer­mées. Les cap­ta­tions de spec­tacles ? Dépas­sées ! Avec son pro­jet “8 per­son­nages en quête d’auteur”, la met­teuse en scène Émi­lie Anna Maillet offre aux comé­diens ama­teurs et pro­fes­sion­nels de dif­fu­ser en ligne de courtes séquences vidéo où ils déclament des répliques d’auteurs. Un récit cho­ral ludique et poétique.

Le théâtre n’en finit pas de se réin­ven­ter sur nos ordi­na­teurs, et les strea­mings de spec­tacles, très cou­rus par temps de confi­ne­ment, pour­raient bien­tôt faire figure de dino­saures. Avec son Théâtre confi­né en réseau, la met­teuse en scène Émi­lie Anna Maillet ren­voie les cap­ta­tions à la pré­his­toire du digi­tal. Elle déploie un outil par­ti­ci­pa­tif à l’intention des pro­fes­sion­nels et des ama­teurs afin qu’ils s’emparent de répliques d’auteurs pour déployer de sin­gu­lières fictions.

Der­nier opus de cette appren­tie geek qui n’en est pas à son coup d’essai : 8 per­son­nages en quête d’auteur. Un « réseau social fic­tion­nel » dont le mode d’emploi est basique. Sur un site dédié, on se connecte, on s’inscrit, on choi­sit une phrase par­mi celles qui sont dis­po­nibles dans une banque de don­nées et on entre dans la peau d’un des huit per­son­nages pro­po­sés sur le site. Des dia­logues théâ­traux se créent en ligne. Un récit naît, qui puise aux sources de Piran­del­lo, Tche­khov ou Sha­kes­peare, mais s’en détache pour tra­mer de toutes autres fables.

Émi­lie Anna Maillet a conçu un jeu de rôle à l’échelle numé­rique. Mais si la dimen­sion ludique est sou­hai­tée, l’enjeu de son tra­vail va au-delà de la seule inter­ac­ti­vi­té: « Com­ment faire pour ne pas être de simples consom­ma­teurs, mais deve­nir des créa­teurs avec ces outils numé­riques ? Com­ment les détour­ner pour écrire un récit ? » Pas­sion­née par l’irruption dans nos vies du réseau Ins­ta­gram ou de l’application Tik­Tok, lieu de par­tage de vidéos très pri­sé par les ado­les­cents, sidé­rée par nos méta­mor­phoses en « publi­ci­taires de nous-mêmes » à tra­vers les sel­fies, l’artiste a déci­dé d’étoffer les datas d’un peu de poé­sie. « Je tra­vaille sur l’inconscient. L’aléatoire des algo­rithmes est l’équivalent de nos incons­cients. » Col­lées les unes aux autres, jux­ta­po­sées, addi­tion­nées, les répliques fabriquent un pro­pos qui « ren­voie à l’intime ». Comme un long mono­logue col­lec­tif qui racon­te­rait où nous en sommes de notre rela­tion à l’autre ou à l’enfermement.“Il faut arrê­ter ce sno­bisme qui prend de haut les pos­sibles du digital.” 

“Il faut arrê­ter ce sno­bisme qui prend de haut les pos­sibles du digi­tal.” Émi­lie Anna Maillet

Émi­lie Anna Maillet n’est pas une néo­phyte dans le monde vir­tuel. Avant de déployer son Théâtre confi­né en réseau, elle a mon­té en 2012 Hiver, pièce du Nor­vé­gien Jon Fosse, et impo­sé des holo­grammes aux côtés des acteurs. En 2015, elle réci­dive avec la mise en scène Kant, tou­jours de Fosse, spec­tacle pour lequel elle recourt à la réa­li­té vir­tuelle et à des QR codes télé­char­gés sur les tablettes du public afin de pro­lon­ger les actions sur scène.

Kant de Jon Fosse, mise en scène Emilie Anna Maillet
En 2015, avec Kant, Émi­lie Anna Maillet a recou­ru à la réa­li­té vir­tuelle et à des QR codes télé­char­gés sur les tablettes du public afin de pro­lon­ger les actions sur scène.Ex voto à la lune

Cette péda­gogue qui enseigne le théâtre n’envisage pas le numé­rique comme « une fin en soi ». Mais elle est convain­cue qu’il peut et doit accom­pa­gner les actions artis­tiques en direc­tion du jeune public. « Il faut ces­ser de faire pour ces jeunes des spec­tacles au rabais. Arrê­ter ce sno­bisme qui prend de haut les pos­sibles du digi­tal. Nous devons mettre les moyens finan­ciers pour inven­ter des sites qui, ensuite, inci­te­ront les gens à reve­nir au théâtre. »Les cap­ta­tions, c’est bien, mais cela ne suf­fit pas. Le XXIe siècle théâ­tral sera pétri de chair, de sang, de sueur. Et d’algorithmes, ça va de soi.

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